Professionals Corner

La psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent : l’avenir d’une réalité.

20 ans de la SEPEA, 19/20/21 septembre 2014.

Les veilleurs dans la nuit, pour l’amour du vivant.

Florence Guignard 

In French Only

Introduction

Pour marquer les vingt ans d’existence de la SEPEA, nous avons choisi un thème qui ne manque pas d’audace : la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent : l’avenir d’une réalité.

Les découvreurs de la psychanalyse ont considéré cette nouvelle discipline comme une science doublée d’un art. C’est ainsi qu’on qualifiait alors la médecine.

Mais de nos jours, peu de gens connaissent autre chose de la psychanalyse qu’une caricature de kiosque de gare. Le qualificatif de « scientifique », qui ne lui avait été attribué qu’avec beaucoup de réticence, lui a été prestement retiré dès l’avènement des neurosciences.

Quant à l’art…qui se soucie de lui dans le domaine des sciences, au siècle où la médecine investit avant tout dans de merveilleuses machines, qui voient tout de notre intérieur – sauf l’essentiel : la personne du patient ?

Un exemple ? On a découvert que la mémoire préverbale de l’être humain siégeait dans l’amygdale et l’hippocampe. Mais pour faire usage de cette belle découverte, il faut une pensée psychanalytique, faute de quoi on ne peut pas mesurer les effets à long terme d’un traumatisme survenu à cette période de la vie… Bah ! Si l’on ne voit rien, c’est qu’il n’y a rien ! Et tant pis pour ce grand rêveur de St Exupéry qui disait qu’on ne voit bien qu’avec le cœur !

Quant à la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent, elle trouve ses détracteurs jusque dans les rangs de nos confrères psychanalystes dits « d’adultes ». Soyons sérieux : certes, Freud a découvert la sexualité infantile et le Complexe d’Œdipe ; mais il faut en prendre et en laisser, notamment toutes ces histoires de sein et de pipi-caca. On n’est pas des baby sitters, que diable !

Et puis, il y a nous. Une poignée de praticiens têtus et récalcitrants, qui occupent dans leurs Sociétés de psychanalyse une place variant selon les pays, et qui proclament leur passion pour les processus de développement, la formation de la fonction de symbolisation, l’existence du transfert chez l’enfant et de l’Infantile chez l’adulte et, surtout, la conviction que la psychanalyse est, comme l’a toujours affirmé Freud, une thérapie, une psychothérapie, et que cette méthode soigne l’enfant à laquelle elle s’applique.

Et puis, il y a la société dans laquelle nous vivons. Une société dont les cadres craquent de toute part, sous l’effet de poussées profondes et souvent obscures – aurais-je parlé de « pulsions » ? – poussées peu maîtrisables avec nos moyens affaiblis et désuets.

Actuellement, la relation humaine est devenue une « donnée à gérer » - allez expliquer cela à un nourrisson en détresse. Et si sa mère considère ainsi sa relation avec son nouveau-né, ne nous étonnons pas des dégâts que nous observerons ultérieurement…

Pourtant, on le constate quotidiennement : Il faut être « sur soi », prendre « sa place » - et tant pis si on ne sait ni qui on est, ni de quelle place il s’agit. L’essentiel est de ne regarder ni à droite ni à gauche, les autres n’ont qu’à faire pareil. La sexualité doit se montrer, voire s’exhiber dans son expression la plus élémentaire, la sublimation a regagné les laboratoires de chimie pour n’en plus sortir et, pour la tendresse, on se contentera de la « Journée annuelle des câlins ».

En d’autres termes, l’intimité a mauvaise presse – le terme n’a pas cours sur Facebook.

Quant aux idéaux, lorsqu’ils sortent du domaine de la performance mesurable, ils se vengent diaboliquement, en attirant trop d’adolescents dans le piège de convictions groupales paranoïdes, qui les poussent au meurtre et au suicide.

Cela voudrait-il dire que « La vie est un songe », comme l’affirme Calderon de la Barca ? Ah !… c’est-à-dire que… on sait tout, depuis longtemps, sur les localisations et les rythmes de l’activité onirique – grâce à un Jouvet bien compétent, même s’il ne s’agit pas du grand Louis – mais on ne sait toujours pas grand-chose sur la fonction du rêve, sauf que rêver, c’est bon pour la santé…

Ici, évidemment, les psychanalystes pourraient se montrer utiles pour les interpréter, ces rêves. De même pour les fantasmes… mais cela demande de tenir compte de tant de paramètres, et surtout, d’établir des liens avec l’Infantile, tout ça prend beaucoup trop de temps. Or, de nos jours, on est pressé. Tout doit se faire très vite, le but étant de battre aujourd’hui le record établi hier. Ne me demandez pas pourquoi, je risquerais de vous parler de phobie de la mort…

 

La Bulle

Heureusement, il y a La Bulle.

La Bulle (avec un B majuscule) est apparue dans les année 40, notamment avec Turing et les premières formalisations d’un système génial à deux éléments : 1-0, qui permet une combinatoire exponentielle.

La Bulle est une néo réalité dont l’envergure et la puissance dépassent de loin tout ce que l’on aurait pu imaginer.

Après l’abolition de l’esclavage, elle fournit à l’homme des aides instantanées dans tous les domaines.

Du point de vue de la culture, elle remise au placard les musées du monde entier et renvoie la Très Grande Bibliothèque François Mitterrand au rang de cabinet des curiosités.

Du point de vue des relations humaines, elle vous fournit en deux clics des centaines de milliers d’« amis ».

 Du point de vue de l’imaginaire, elle présentifie les monstres les plus terrifiants et vous propose d’entrer dans les mondes les plus fantasmagoriques – mais pas d’en sortir.

Du point de vue de l’information, elle vous dit tout sur tout – pour le tri des infos, çà, c’est une autre histoire.

Le commerce en ligne est en train de torpiller les boutiques de luxe comme les supermarchés.

La Bulle fait aussi son profit de la gestion de la prostitution et de la pornographie, comme du crime idéologique.

Aucun domaine d’intérêt, aucune zone d’activité humaine ne lui échappe. En deux clics, on obtient le meilleur et le pire.

Le maniement de cette machine à satisfaction immédiate est simple : il s’effectue selon la méthode dite « essais et erreurs », bien connue des éthologues. C’est Serge Tisseron, grand spécialiste de La Bulle, qui me l’a dit, et depuis, j’ai observé, et je confirme.

Dans la classification des niveaux d’intelligence effectuée par Jean Piaget, cette méthode est caractéristique du niveau de l’intelligence concrète. On ne saurait mieux dire.

L’euphorie générale suscitée par l’ampleur des applications de cette découverte du système binaire est un état d’esprit auquel nul n’échappe, ni vous, ni moi, ni les autres. Trop de rêves de l’humanité y ont trouvé leur concrétisation matérielle, et nous aurions mauvaise grâce de ne pas en être éblouis d’admiration.

Néanmoins, en dépit de ses fabuleuses performances, commerciales mais aussi réparatrices, le processus d’imitation porte en lui-même ses limites : imiter n’est pas créer. Même les « créations » en 3 D relèvent stricto sensu de l’imitation.

Pour la petite histoire, rappelons que la classification des niveaux d’intelligence par Jean Piaget place l’intelligence hypothético-déductive au sommet du développement intellectuel donc, évidemment, au-dessus de l’intelligence concrète.

Dans l’univers de La Bulle, cette intelligence hypothético-déductive est mise au service du système d’essais et erreurs de l’intelligence concrète. Elle conseille ses techniciens dans le but de fabriquer de nouveaux modèles informatiques susceptibles d’imiter les subtilités des états d’une âme humaine. Mais réussira-t-elle à intégrer à la robotique la capacité négative chère à Keats, à Bion, à Green, à nous tous ? J’en doute fort.

Mais le plus grand succès de La Bulle réside indéniablement dans le fait qu’elle abolit le temps.

Fini le « quand je serai grand » : les petits sont beaucoup plus habiles que les grands dans le maniement informatique, et le soi-disant « contrôle parental » est une galéjade.

Finies les contraintes liées aux heures d’ouverture des magasins, des monuments historiques ou des administrations ! Deux clics et on se retrouve sur le site souhaité. Après, tout dépend des compétences de ceux qui ont créé les logiciels, et un appel d’offres pour ceux des administrations ne serait pas superflu…

Fini aussi Lamartine ? « Ô temps, suspends ton vol Et vous heures propices Suspendez votre cours Laissez-nous savourer Les rapides délices Des plus beaux de nos jours ! »

Aïe ! Avec le poète, nous ne sommes plus régis par le système binaire 1-0. Nous retrouvons notre dimension temporelle.

Nous voici sortis de La Bulle, sortis de cette néo réalité « nickel-chrome » où la mort est aussi virtuelle que la vie. Le Temps nous a rattrapés et, avec lui, les angoisses, les regrets, l’amour et la haine, et aussi l’incertitude, vertu première de toute curiosité scientifique.

 

Temporalité et réalité

Nous voici retombés dans la réalité, dans la temporalité et ses mystères, dans la vérité aussi, avec tous ses leurres et ses faux-semblants, et aussi dans notre passion pour en découvrir quelque fragment, mettant sans cesse à l’épreuve nos convictions et nos croyances, ces croyances qui sont le sel de notre terre psychique, indissociables du noyau de notre Moi, forgé par nos toutes premières bonnes introjections.

Et c’est ici que je voulais en venir : nous savons tous que la réalité ne suit pas la loi du monde virtuel, mais bien celle du monde vivant. Mais avons-nous mesuré la conséquence première de cette appartenance ? Sommes-nous vraiment conscients qu’une réalité donnée ne dure pas toujours ? Elle naît, vit et meurt, tout comme nous.

À notre décharge, il faut remarquer qu’une vie humaine est souvent trop brève pour éprouver toutes les dimensions d’une réalité donnée. Il y faut un effort collectif qui traverse les générations, les langues, les cultures et les croyances. Pourtant, j’ai souvent remarqué que nous pourrions mieux faire si nous n’étions pas aveuglés et assourdis par la compulsion de répétition. Nous éviterions certainement quelques erreurs majeures si nous savions écouter « sans mémoire ni désir » nos ascendants ET nos descendants.

Un nouveau-né ne tombe pas passivement dans une réalité toute faite. Chaque nouveau-né est porteur d’une nouvelle part de réalité. Et, comme chaque nouveau-né, cette nouvelle part de réalité peut être accueillie, aimée, contenue, choyée et élevée. Elle a alors des chances de déployer ses capacités de transformation pendant son temps de vie. Ce temps de vie d’une part de réalité n’est pas identique au temps de vie de l’individu qui l’apporte au monde mais, comme ce dernier, elle est inexorablement limitée dans le temps.

Cependant, cette part de réalité peut aussi être soumise à la forclusion (Verleugnung) et au rejet (Verwerfung). Elle peut être ignorée, négligée, haïe, et livrée à elle-même comme les enfants des rues. Elle risque fort, alors, d’être récupérée par une idéologie meurtrière. Notre expérience des génocides du 20e siècle ne nous a pas rendus capables d’empêcher ceux auxquels nous assistons actuellement.

Chaque part de réalité a des ascendants et des descendants. L’attention et le respect que nous témoignons à la part de réalité de notre temps et à ses origines, l’écoute de ses potentialités à venir, et le désir de comprendre son présent constituent à la fois des facteurs d’ancrage et de croissance des multiples aspects de cette part de réalité.

Car la réalité que l’on appelle « vraie » - y associant ainsi le concept de « vérité » - a d’infinies facettes, plus nombreuses encore que celles du monde fini de la néo réalité de La Bulle. Mais ces facettes obéissent à la contrainte du temps de la création véritable, non de l’imitation.

Ainsi, le temps moyen de gestation du fœtus humain garde-t-il son autonomie créatrice, que son contenant soit une mère biologique, une mère porteuse ou un utérus artificiel.

Ainsi également, et a contrario, l’épigénèse se voit-elle modifiée sur trois générations par les traumas, tout spécialement lorsqu’ils ont été vécus à la période préverbale, mais cette modification est réversible sous l’action d’une thérapie (Giacobino).

L’investigation de la réalité est semée de bien davantage d’embûches que la recherche en néo réalité. Ses résultats sont variables, voire aléatoires. Hors de notre discipline, le meilleur exemple de cet aléatoire est donné par la recherche dans le domaine de la physique quantique, où le trajet d’une particule ne peut jamais être prédit.

Pour aborder cette exploration de la réalité, il y faut l’amour du vivant, l’émerveillement devant la connaissance, et une insatiable curiosité pour débusquer des fragments de vérité.

L’amour joue un rôle primordial dans le « portage » de toute hypothèse et de toute idée que l’on croit nouvelle, tandis que la haine stérilise la créativité jusque dans la réalité concrète : il n’est pas de plus grande haine que le viol stérilisant des femmes martyrisées par les hors-la-loi qui cherchent à conquérir aujourd’hui le monde de demain.

 

Vie et mort de la psychanalyse

Pour paraphraser le titre du beau livre de Michel de M’Uzan – Vie et mort en psychanalyse - je ne sais donc pas si la psychanalyse, plus spécialement la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent, sera encore vivante d’ici quelques années. Cette part de la réalité occupe une place majeure dans mes investissements et dans mon temps de vie, comme dans le vôtre, mais nous devons envisager la possibilité d’être au chevet d’une réalité condamnée à disparaître… Pourtant, quel parent baisserait les bras si on lui rappelait que son enfant va mourir un jour – dans dix jours, dix ans ou quatre-vingt-dix ans ?

Le paradoxe de la finitude du vivant réside dans la possibilité de toucher l’infini et l’éternel. Or, quoi de plus infini que la poussée de la pulsion, et de plus éternel que le besoin de relation ?

Une chose est certaine : l’avenir de la réalité de la psychanalyse, tous âges confondus, entre dans une nouvelle phase.

Même s’il en attendait de plus importantes réussites, Freud a toujours considéré la psychanalyse comme une psychothérapie parmi d’autres et, sur le plan de la science, comme une discipline confidentielle. La raison de ce point de vue tient bien davantage à sa connaissance de l’âme humaine qu’à une modestie, vraie ou fausse. Le dur chemin qui l’a conduit à ses découvertes lui a fait vivre dans sa chair combien il est naturel à l’être humain de refouler, voire d’expulser l’expérience de la suprématie de l’Inconscient sur la Conscience.

Je me suis souvent demandé comment il aurait apprécié l’immense succès médiatique qu’a connu notre profession dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Si, aujourd’hui, en 2014, nous nous retournons pour examiner le chemin parcouru, nous pouvons mieux évaluer les heurs et les malheurs de cette popularité.

Il est indiscutable que la pratique psychanalytique a aidé des générations à s’intéresser à la vie psychique. Elle a aussi grandement contribué à réformer les anciennes institutions psychiatriques et à créer de nouvelles formules de soins, y compris dans le domaine de l’enfance et de l’adolescence.

Malheureusement, pris par l’éblouissement de la levée du refoulement, nous avons pensé que la partie était gagnée, et nous avons sous-estimé le pouvoir colossal des mécanismes de défense de tout être humain.

À force de complaisance vis-à-vis de ceux qui refusaient d’en reconnaître la dimension thérapeutique si essentielle pour Freud, nous avons contribué à semer le doute sur la méthode analytique et à céder le terrain à des thérapies plus « concrètes », vieilles techniques vêtues d’habits neufs.

À force d’oublier que la recherche est faite d’humilité et de remise en question toujours recommencée, nous avons contribué à l’avènement de formules toutes faites en lieu et place du questionnement perpétuel qui a fait avancer Freud dans son œuvre immense – « je ne crois plus à ma neurotica »…

À force d’oublier que les tendances perverses de notre propre Infantile ne demeurent pas au vestiaire lors de notre activité professionnelle, nous leur avons laissé la bride sur le cou plutôt que d’analyser leur interaction avec l’Infantile de nos patients de tous âges.

Nous nous sommes ainsi enfermés dans une mentalité de narcissisme omniscient, accompagné d’un évitement phobique de l’Infantile et tout particulièrement de la sexualité infantile. Cette mentalité propre à une période de latence qui n’est plus de notre âge a vidé la psychanalyse de sa substance, la réduisant à un sujet de conversation de salon entre adultes acculturés…

Nous avons alors été la cible d’attaques haineuses et, ce qui est pire, on a profité de notre autosatisfaction pour reprendre l’une après l’autre chacune des places que nous avions conquises dans le domaine de la santé mentale. L’Inconscient s’est vu réduit à un réservoir d’énergie, tandis que la prise de conscience a été détournée de son but – qui est de mieux comprendre le fonctionnement psychique – pour se mettre au service de l’action volontaire de changer consciemment le comportement.

L’absence de vue d’ensemble des actions entreprises pour ces changements fait que le sujet « comportementalisé » se retrouve trop souvent dans la situation du personnage de Fernand Raynaud dans son sketch du tailleur. (Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, il s’agit d’un homme qui retourne chez son tailleur pour se plaindre qu’il y a « comme un défaut » dans le costume qu’il vient de lui livrer. Le tailleur réussit à persuader l’homme de se contorsionner de plus en plus pour s’adapter à son costume, en réalité mal coupé. La chute du sketch est édifiante : « J’ai de la chance, s’exclame l’homme, d’avoir trouvé un tailleur capable d’habiller un homme aussi mal foutu que moi ! »)

 

La souffrance des enfants dans le monde d’aujourd’hui

Mais que se passe-t-il pendant ce temps dans le monde des enfants ?

Quatre ans de Présidence du Comité de l’API pour la psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent m’ont permis de constater deux faits :

  • L’avenir de l’exercice de la psychanalyse en général est en grand danger sur tous les continents.
  • Si nous voulons tenter de sauver cette pratique, c’est au travers de la pratique avec les enfants et les adolescents que nous y parviendrons.

Dans tous les pays, des enfants naissent ; chaque année, la malnutrition tue 3,1 millions d’enfants de moins de 5 ans ; un enfant sur quatre dans le monde souffre de retard de croissance ; dans le monde dit « en développement », 66 millions d’enfants en âge d’aller à l’école y vont le ventre vide.

300.000 enfants dans plus de 40 pays sont des enfants soldats, utilisés pour tuer comme pour satisfaire les besoins sexuels des adultes combattants. Quelques collègues sur d’autres continents ont suivi ces enfants après leur « démobilisation » et ont publié des récits de ces cures. Le moins qu’on puisse en dire est que ces enfants présentent une intelligence concrète et une inhibition massive du monde de leurs émotions, notamment une insensibilité pathologique à la souffrance, tant la leur que celle d’autrui.

Si nous voulons que vive la psychanalyse, nous devons écouter les enfants d’aujourd’hui, reconnaître leur souffrance et dialoguer avec eux.

Notre formation nous permet d’être les témoins d’une réalité psychique déniée par le monde quantitatif dans lequel ils grandissent, de leur parler de la qualité et du sérieux des sentiments qui les animent, de leur dire que l’ignorance n’est pas un défaut, non plus que l’incertitude, mais que ce sont des états intermédiaires nécessaires au développement de la connaissance du monde et du développement de soi.

Nous sommes bien placés pour leur parler aussi de la communauté de l’humain, de la ressemblance des cœurs et des âmes sous les différences de peau et de culture ; pour leur affirmer aussi que la tristesse n’est ni une maladie ni une tare génétique, mais un mal nécessaire sur le chemin du développement de soi.

Nous pouvons les aider à approcher les mystère de la vie, le fonctionnement de leur corps et la peur de la mort, avec d’autres moyens que les squelettes, les fantômes, et les tueries virtuelles auxquels ils sont habitués depuis leur plus jeune âge.

Nous sommes en mesure de les familiariser avec le mystère de cette force qui pulse en eux, avec les contradictions illogiques et les conflits qu’elle engendre, leur montrer que cette force peut se transformer et se diversifier merveilleusement si l’on parvient à dépasser le niveau zéro de son expression, qui est l’excitation brute.

Nous pouvons leur faire éprouver la qualité unique d’une relation personnelle en comparaison avec les « millions d’amis » de la toile et, s’ils se sentent maladroits dans le royaume des émotions, leur dire combien cette maladresse même est précieuse, parce qu’elle témoigne de la sensibilité de ceux qui l’éprouvent.

Nous pouvons les conduire à faire la différence entre une création et une performance, entre une œuvre d’art et un conglomérat d’objets bizarres.

J’arrête ici mon énumération et j’entends certains me dire :

« Tout cela est bel et bon, mais vous parlez d’un rôle parental ! Et où est la psychanalyse dans tout cela ? »

Au risque de me faire contredire, j’affirme qu’elle est bel et bien là, la psychanalyse.

Parce que, si l’on sait s’y prendre, les enfants sont encore capables d’écouter, de jouer autrement qu’avec leur console de jeux ou le portable de leurs parents, de dessiner leurs fantasmes, de rire et de pleurer spontanément, de se mettre en colère et de réclamer un câlin, de s’exciter et de « dormir, rêver peut-être… ».

Parce qu’ils ne savent pas encore « gérer leurs émotions », parce que le refoulement n’a pas encore écrasé leur Moi, leurs pulsions et leurs émotions, parce qu’ils sont encore capables de demander le « pourquoi » des choses, il est encore possible de proposer à leur vie psychique d’autres voies d’expression, d’entrer en relation d’une autre manière avec eux, de leur faire entendre une autre musique de la vie que celle à laquelle on veut les formater.

Rien ne nous empêche, évidemment, de parler de la même manière à l’Infantile de nos patients adultes, c’est même fortement recommandé, mais là, notre tâche est plus malaisée, parce que nous travaillons contre la société dont ils sont partie prenante, dans des rôles sociaux que n’ont pas encore les enfants.

 

Conclusion

Maintenant que les « trente glorieuses » de la psychanalyse ne sont plus qu’un souvenir, nous devons retourner au statut de confidentialité que Freud avait assigné à la psychanalyse et dont Bion a donné une définition exemplaire : « Attention et interprétation ».

Il ne tient qu’à nous de transformer ce désamour de la société pour notre discipline en une occasion de nous développer, notamment, dans le domaine de l’écoute de l’infra verbal, de l’infra symbolique, des « memories in feelings » chers à Mélanie Klein, de tout ce qui mobilise la « maladie normale de la mère » chère à Winnicott.

J’ai affirmé voici quelques années déjà que, comme la République, la psychanalyse était une et indivisible, et ce, quel que soit l’âge de nos patients.

J’ai travaillé depuis longtemps la relation de l’Infantile de mes patients avec mon propre Infantile, et pas seulement avec mes parties adultes. En effet, c’est mon Infantile qui subit la poussée pulsionnelle liée à ma relation avec chaque patient, ainsi que les attaques du refoulement, du déni et du clivage.

En me promenant de par le monde, j’ai vu les heurs et surtout les malheurs de la psychanalyse dans notre monde contemporain. C’est alors que j’ai acquis la conviction que, si nous parvenons à sauver la psychanalyse, ce ne peut être que grâce à la psychanalyse de l’enfant, puis de l’adolescent.

Et mon plus cher désir est de sauver la psychanalyse. Je ne doute pas que c’est aussi le vôtre. Cela vaut la peine de nous asseoir par terre et de nous mettre à quatre pattes pour jouer avec les enfants à des jeux dont nous mettrons parfois très longtemps à saisir la signification. Cela vaut la peine de supporter la portion congrue qu’on nous accorde dans les institutions. Cela vaut la peine d’accepter d’être, pour une période encore indéterminée,…

…les veilleurs dans la nuit, pour l’amour du vivant.

 

Chandolin, 9 septembre 2014.


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